Neuf heure et quart : Terminus !


Sa montre affichait 9h15. Avec ces embouteillages sur la rocade, il allait être en retard...

Il n'aimait pas ça du tout. Arriver chez un client avec dix minutes de retard, c'était pour lui intolérable. À peine deux jours plus tôt, son retard s'était même élevé à seize minutes ! Un comble ! Il avait bien vu, à sa mine des mauvais jours, que M. Crénaud, l'un de ses plus anciens clients, n'appréciait pas du tout cette entorse faite à la ponctualité.

Pourtant, il se rappelait que le jour de son diplôme, il avait fait le serment solennel, devant l'ensemble des horlogers de la ville, de respecter les horaires au dixième de seconde près. Et pendant une bonne quinzaine d'années, il avait tout fait pour rester digne de son serment et de son métier. Quand M. Crénaud lui avait montré sa vieille horloge en chêne du XVIIIème siècle, les fines aiguilles, une fois encore, affichaient froidement la durée de son crime de lèse-horloger : 16 minutes.


Depuis qu'il avait regardé sa montre, la circulation n'avait pas progressé de 50 mètres. C'était sûr et certain, il allait être en retard. Il jeta machinalement un coup d'œil sur le cadran de sa montre-bracelet ce qui le replongea dans sa morosité : elle indiquait encore 9h15 et pas une seconde de plus. Quel malheur ! Mais quel malheur !


Tout avait commencé environ un mois auparavant. Il venait de réparer un petit réveil de voyage de mauvaise qualité, l'un de ces réveils en plastique fluorescent à la sonnerie stridente et électronique. Le nettoyage avait été rapide. Ayant remplacé la pile... les aiguilles s'étaient remises à galoper imperceptiblement à la poursuite du temps. Leur course effrénée était tellement bien réglée qu'il était certain qu'il ne reverrait pas ce petit réveil de sitôt dans son atelier. Juste avant de remettre le réveil dans son carton d'emballage, il régla ses aiguilles sur celles de sa pendule-référence. Elle indiquait 9h15.

Après ce réveil, il avait entièrement démonté une vieille montre, de ces montres à remontoir qui peuvent vous servir pendant cinquante ans. De la belle mécanique. Celle-ci avait un pignon abîmé et il l'avait remplacé. Quant au ressort, il était impeccable. Les montres comme celle-là étaient des merveilles de précision. Après l'avoir entièrement remontée — à tous les sens du terme — il se rendit compte que quelque chose ne tournait pas rond : la pendule-référence, qui trônait au beau milieu de son atelier, marquait toujours 9h15 ! En quinze années de service, cette pendule n'avait jamais manifesté le moindre signe de faiblesse. Elle lui avait été remise le jour de son diplôme par le président de l'Ordre des horlogers, un spécialiste de l'horlogerie fine qui avait lui-même mis la pendule au point et à l'heure. Un tel objet symbolisait le summum de la précision et de la rigueur.

Il laissa donc son ouvrage pour se lancer dans la réparation de sa pendule-référence. Pour lui et ses quinze années d'expérience, c'était un jeu d'enfant. Il dévissa le panneau arrière, dégagea le mécanisme puis sortit une à une les pièces du boîtier métallique. Cette mécanique le fascinait.


La fourgonnette des pompiers tenta de se faufiler sur la bande d'arrêt d'urgence. Il y avait eu certainement un accident un peu plus loin. C'était bien sa chance ! Depuis une heure peut-être, il était coincé là, au milieu du flot infiniment ralenti de ces véhicules chauffants, polluants et pétaradants pour certains. L'atmosphère était pesante et il allait être très en retard. Inutile de regarder sa montre, il connaissait l'heure par cœur : neuf heure et quart.


Après deux journées complètes de labeur, une dizaine de démontages et autant de remontages acharnés, il sut que tous ses efforts resteraient vains. En effet, le mécanisme semblait définitivement bloqué sur 9h15 et rien ne pouvait l'en faire bouger. Le graissage et le nettoyage de toutes les roues dentées et de l'échappement étaient parfaits, pourtant ils n'avaient servi à rien.

S'il n'y avait eu que cette maudite pendule-référence, il aurait persévéré au moins une journée encore, mais voilà : sa montre-bracelet s'était, elle aussi, arrêtée, très précisément à... 9h15. Il avait d'abord cru à une blague, à une mauvaise plaisanterie. Cependant, sur sa montre aussi, il n'avait rien pu faire pour relancer la mécanique capricieuse. Le battement du cœur de métal avait cessé totalement, pour l'éternité peut-être. Cette situation avait rendu son travail impossible et il en était très affecté. Après avoir ajourné tous ses rendez-vous avec les clients, il avait pris une semaine de repos afin de réfléchir au singulier problème qui se présentait à lui.

Rapidement, il rejeta l'hypothèse absurde d'une "grève" des mécaniques horlogères, mais il ne parvint pas à trouver de solution à l'arrêt définitif de ses principaux outils de travail. Il s'était résolu à la conclusion suivante : même sans pendule-référence, il se devait d'accomplir sa mission d'horloger. Il lui faudrait travailler sans filet, à l'intuition, mais il se sentait capable de continuer à travailler comme avant. Certains musiciens de talent réussissaient bien à accorder leur instrument à l'oreille, lui règlerait donc dorénavant les montres sur ses propres pulsations, sur son horloge interne.


Cette fois le débit était parfaitement nul. La majorité des moteurs s'étaient tus et quelques conducteurs avaient quitté leur véhicule pour s'aérer et se dégourdir les jambes. D'autres, les yeux fermés, la tête posée sur l'appui-tête, tentaient de terminer leur nuit de sommeil ou de calmer leur énervement. Ce matin, ils seraient tous en retard : c'était devenu inéluctable à ses yeux.


Un peu moins de trois semaines auparavant, il avait repris le travail. Au début, quelques clients avaient été surpris de le voir arriver parfois en retard, quelques fois avec un peu d'avance. Ils avaient surtout été mécontents de constater des imperfections dans les réglages qu'il avait pu faire de leur cadran. Puis, petit à petit, l'entraînement aidant, il avait réussi à gagner beaucoup de précision. Une poignée de secondes le séparait de l'exactitude parfaite à laquelle il aspirait. Cependant, depuis trois ou quatre jours, quelque chose n'allait plus. D'abord, il recevait maintenant un nombre incalculable de coups de téléphone de la part de clients dont les horloges s'étaient subitement arrêtées. Les urgences s'étaient furieusement multipliées. Ensuite, ses conditions de travail s'étaient largement dégradées : il arrivait de plus en plus en retard — à cause notamment de la circulation routière qui empirait — ses réglages devenaient très approximatifs et ses réparations n'aboutissaient parfois plus à rien. Deux jours plus tôt, il avait dû laisser deux chronomètres et un coucou suisse dans l'état où il les avait trouvés, obstinément arrêtés à 9h15.

À la fois dépité, effrayé et fondamentalement intrigué, il avait prévenu ses collègues du bureau local de l'Ordre des horlogers afin de former une cellule de crise pour étudier la situation. Il était grand temps car le phénomène prenait de l'ampleur. Les médias, friands d'anecdotes, relataient déjà d'étranges nouvelles, comme le cas de l'horloge parlante, qui depuis quelque temps ne donnait plus que trois tops au lieu des quatre annoncés par la voix synthétique. On parlait aussi de l'arrêt de Big Ben, la célèbre cloche londonienne, soi-disant pour travaux, mais la rumeur parlait de causes obscures. Ainsi, les usagers de la mécanique horlogère se trouvaient progressivement contraints à l'inexactitude perpétuelle.


Finalement, ce bouchon avait été causé par une panne de feu de signalisation. En peu de temps, il s'était résorbé et la circulation avait redémarré comme par un coup de baguette magique. Enfin, il arriva devant la permanence du bureau local de l'Ordre. à peine en eut-il franchi le seuil qu'il reconnut une douzaine de ses collègues, déjà attablés, qui discutaient avec passion en attendant son arrivée. L'un d'eux l'interpella :

– Salut Dédé ! Pas fâché de te voir. Assieds-toi. On a un fameux pain sur la planche.

– Bonjour à tous. Merci d'avoir accepté mon invitation. Messieurs, l'heure est grave et je dirais même plus, l'heure est menacée de disparition ! Depuis un mois déjà, je constate de nombreux blocages de rouages auxquels je ne peux plus faire face. De plus, le phénomène semble prendre une dimension inimaginable. J'ai même entendu parler d'une horloge atomique qui aurait fait les frais de cette vague, que je qualifierais de "ralentissement temporel".

– Avant que tu n'arrives, répliqua l'un des horlogers, nous avons discuté de tout ça et c'est à peu près la réflexion que l'on se faisait : les mécanismes horlogers se dérèglent, se grippent ou se bloquent sans que l'on ne puisse rien faire. Toutes nos pendules-références sont foutues ! Dans mon village, seule l'horloge du clocher fonctionne encore, mais j'ai l'impression qu'elle commence à retarder. Que faire ?

Dédé reprit :

– J'ai fait appel à un spécialiste du temps, un astrophysicien, professeur à l'Université. Selon lui, il n'est pas impossible que notre galaxie soit sur le point de se faire happer par un trou noir géant, mais ça n'a rien de certain. D'autres pensent que l'Univers tout entier serait en train de se ratatiner, ratatinant le temps avec lui. Dans tous les cas, une chose est claire : le temps va bientôt s'arrêter complètement ! Dans une semaine, un mois ou une année ? Personne ne peut le dire encore, mais le temps va s'arrêter. Messieurs, l'heure est extrêmement grave !

– Mais nous, les horlogers, que peut-on faire si l'horloge de l'Univers doit s'arrêter ?

Soudain un cri traversa la pièce :

– J'ai une idée ! Puisque les mécaniques ne tournent plus rond, je propose d'installer des systèmes beaucoup plus simples : des cadrans solaires ! Pas de rouage ni de pignon, donc pas de blocage !

Cette idée avait fait mouche. Elle amena un grand tumulte dans la salle. Les uns évaluaient les besoins, les autres adaptaient des solutions. Finalement Dédé conclut ainsi la cellule de crise :

– Donc, je récapitule : Dans un premier temps, tous les lieux publics de la région seront équipés de cadrans solaires. Ensuite, on en installera sur les carrefours, les places et sur les façades des particuliers qui nous en feront la demande. Enfin, je transmets nos conclusions au président national de l'Ordre des horlogers. Bon travail à tous. Rendez-vous ici dans une semaine à la même heure... Hum... dans la mesure du possible bien sûr.

Trois jours s'étaient écoulés depuis cette réunion historique qui avait été reprise dans les colonnes du grand journal local. Dans les rues, tout le monde ne parlait plus que de la "fin du temps" annoncée. Certains, apeurés, pensaient que la fin du monde était imminente. D'autres s'énervaient à cause des dérèglements de la ville. En effet, les trains ne fonctionnaient quasiment plus car les horaires n'étaient plus du tout respectés, ni respectables. À la télévision, c'était pareil : les programmes ne paraissaient plus, les émissions se chevauchaient, les animateurs parlaient trop longtemps, se faisaient taper sur les doigts par leur régie. Tout allait de travers, à tel point que les programmateurs ne passaient plus que des films. Dans les entreprises, les travailleurs se disputaient tous les soirs avec leurs contremaîtres pour savoir à quel moment ils devaient débaucher. Dans les rues, tous les feux tricolores avaient dû être déconnectés. Ils risquaient à tout instant de passer simultanément au vert (ou au rouge), ce qui pouvait provoquer des bouchons ou de terribles accidents.

La panique s'était emparée du pays. Il s'agissait maintenant d'un problème planétaire. Le chef de l'état décréta donc une semaine de vacances forcées pour tous, le temps pour lui de prendre les décisions qui s'imposaient. Les contrevenants risquaient une très lourde amende et personne n'osa jamais l'enfreindre.

Dédé profita de l'occasion pour remettre à flot un petit bateau de plaisance qu'il n'avait pas sorti de son garage depuis des lustres, faute de temps. Il avait bien compris que son travail était devenu inutile : alors qu'il venait d'installer un cadran solaire tout neuf sur le fronton de la mairie, il avait constaté que son ombre, comme peinte par un pinceau malicieux, ne dépasserait jamais les 9h15. L'ombre était bloquée ! Il n'irait donc pas retrouver ses compagnons au bureau de l'Ordre, et personne n'irait plus, sauf peut-être pour jouer à la belote de temps à autre. Son métier d'horloger n'avait plus d'avenir. Son combat permanent contre le temps était terminé.

Il détacha l'amarre et s'installa à la barre de son petit voilier. Le Canal était si tranquille en cette saison... Quelques vacanciers forcés se promenaient sur le chemin de halage. Sans se presser. Ils avaient tout leur temps. Certains discutaient, riaient. Comme lui, ils cherchaient à encaisser le choc de cette fin du temps si brutale. Il faudrait bien toute la semaine pour s'en remettre et changer ses habitudes, pour oublier ces vieux réflexes du temps : regarder sa montre, courir après un bus, donner un rendez-vous... Puisqu'il n'y avait plus de temps, chacun était libre de se l'approprier et d'en faire ce que bon lui semblait.

Sur sa coquille de noix, Dédé, heureux, se laissait porter lentement. Il contempla longuement les arbres et les champs qui s'étendaient autour de lui. Avec délices, il savourait sa défaite contre le temps.

Une chose encore le démangeait... au niveau de son poignet gauche. Sans empressement, il défit le bracelet de cuir. Plouf ! Ainsi son bonheur était parfait.

Au fond de l'eau, sa montre affichait 9h15. Avec cette douce brise qui soufflait, il allait apercevoir la première écluse...

FIN de la nouvelle


© Stéphane THIERS
Ce nouvelle a été publiée par l'Association Lecteur du Val en Octobre 2003.
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