Une rêve-partie dans le vent


Cette silhouette qui court sur le chemin de halage, pas de doute, il l'a déjà vue quelque part.

Interrompant sa toilette minutieuse, entamée quelques instants auparavant au milieu du chemin, le félin regarde fixement dans la direction d'où provient l'intrus, prenant ainsi la posture d'une statuette égyptienne.

« Qui cela peut-il être de si bon matin ? », se demande-t-il.

Au loin, l'inconnu qui approche court face au vent d'autan, un vent qui souffle régulièrement sur la plaine en cette fraîche matinée d'automne. Évariste ne lui trouve pas l'allure d'un de ces joggeurs comme il en voit passer de temps à autre.

« Il a l'air bien pressé... »

Au fur et à mesure que l'homme se rapproche du guetteur qui le dévisage, celui-ci peut reconnaître ses traits qui se précisent :

« ça y est ! pense-t-il, on dirait le fils du voisin. »

Dans sa précipitation, l'homme qui continue sa course en direction de l'écluse ne prête nulle attention à l'animal qui se tient au beau milieu du chemin, quelques mètres au-devant de lui.

« Mais Macarel ! Il est fou ! Il va bien me marcher dessus ! »

Mu par son instinct de survie, l'animal a tout juste le temps de se réfugier, en quelques bonds rapides, sur la branche d'un arbre tout proche. De là, il pousse un cri de colère chuintant qui exprime à la fois sa frayeur et sa fureur.

« Non mais quel ahuri ce type ! Quelle frousse il m'a fichu ! Il mériterait que je lui grafigne les mollets. »

En un instant, le matou a senti l'adrénaline bouillir dans ses artères. Son beau pelage tigré en est encore tout hérissé tandis que son cœur bat la chamade. Néanmoins, depuis le perchoir qu'il vient d'investir si précipitamment, il peut parfaitement apercevoir la scène qui se déroule maintenant près de l'écluse, à une vingtaine de mètres de l'arbre où il s'est posté. Le jeune homme qui a failli le renverser, tout essoufflé par sa longue course, a atteint la porte d'une maisonnette près de l'écluse : la maison de la vieille Pétronille.

Pétronille ? C'est l'éclusière septuagénaire. Depuis quarante ans, c'est elle qui ouvre et referme plusieurs fois par jour les vantaux et les vantelles de l'écluse. C'est elle aussi qui aide les navigateurs, parfois peu expérimentés, à passer sans encombre d'un bief à l'autre du canal. En ce début d'automne, elle passe l'essentiel de ses journées à l'abri dans la maison éclusière, à remplir quantité de grilles de mots-croisés ou à tricoter. Il faut dire que le fond de l'air est déjà bien frais pour la saison, et tout particulièrement ce matin-ci. Et puis les péniches ne sont pas légion à franchir l'écluse, alors la vieille dame sort bien rarement de sa petite bicoque.

« Té ! le voilà qui toque à la porte. Mais qu'est-ce qu'il lui veut à ma mémé ? s'interroge le félin. Je me dem... »

Un léger craquement vient interrompre le cours de la pensée de notre chat. Il se trouve qu'un merle vient de se poser juste au pied de l'arbre où trône le guetteur, espérant y découvrir quelque vermine comestible. Alerté, le félin délaisse son observation pour se concentrer sur le volatile affamé. Une myriade de stratagèmes traverse son esprit vif. À nouveau comme figé, il s'apprête à se jeter sur sa proie depuis sa branche. L'oiseau explorateur — inconscient du prédateur qui l'épie — sait bien que, le matin, quand la rosée s'est déposée et que le soleil ne l'a pas encore évaporée, les lombrics, les limaces et les escargots fourmillent dans ces fourrés. De son bec jaune, il farfouille donc dans les herbes du talus... Soudain, l'échine du chat frissonne imperceptiblement et en un éclair, c'est le grand bond, toutes griffes en avant.


« Trois plumes ! C'est tout ! ça ne valait pas la peine que je me fatigue. »

Le chat, dépité, suit des yeux l'oiseau affolé qui s'est envolé et se pose maintenant sur une haute branche d'un platane.

« Ah ! Si j'avais des ailes..., se prend-il à imaginer, je poursuivrais les oiseaux à travers les nuages, et les branches, et les arbres, et tous les jours, je pourrais en croquer un. »

Le jeune homme et la vieille dame, qui n'ont rien perçu de l'incident, sont restés quelques minutes à l'abri du vent, dans la maison éclusière, à bavarder. Maintenant, la porte s'ouvre pour les laisser sortir et les voilà qui se mettent en marche. La vieille Pétronille, qui n'a plus ses vingt ans, est un peu voûtée mais elle a gardé bon pied, bon œil. Ayant revêtu un long manteau coupe-vent, elle emporte avec elle un petit sac contenant un thermos de café chaud et quelques curbéléts de sa fabrication.

Vous ne connaissez pas les curbéléts ? Ce sont des sortes de gaufres rondes et plates, cuites entre deux fers, que l'on roule avant qu'elles ne refroidissent ; des pâtisseries typiques du Lauragais que la vieille Pétronille réussit à merveille.

En remontant le chemin de halage, elle remarque alors le chat encore méditatif, en admiration devant l'évolution aérienne des bruants et des mésanges qui s'amusent dans les rafales de vent en piaillant.

– Alors, Evariste, tu n'as pas fini de rêver ? lui lance-t-elle tout en marchant. Tu sais Jean-Marc, ajoute-t-elle à l'intention de celui qui l'accompagne, je suis certaine que, par moments, lui aussi rêve de voler. Ce chat est toujours à s'occuper des oiseaux et il ne les laisse pas tranquille une minute.
– Vous ne voulez pas qu'on l'emmène, madame Delbosc ? On trouvera bien une place pour lui.
– Hé bé ! On voit bien que tu ne le connais pas ! Ce chat est à moitié sauvage. Et pour l'attraper, ce n'est pas commode : il ne se laisse jamais faire. Il aime sa liberté.
– Alors tant pis ! Il ne sait pas ce qu'il manque... Mais ne traînons pas. Il ne faudrait pas que les autres nous attendent.

Les deux marcheurs s'éloignent de l'écluse par le petit chemin qui serpente en suivant une berge du Canal du Midi. Le vent, qui souffle en brise régulière, balaie peu à peu les voix de Jean-Marc et de l'éclusière qui avancent toujours. Assis au bord du chemin, une plume sous sa patte avant, le matou rêveur regarde les deux silhouettes qui s'effacent au tournant du cours d'eau. Sa mémé lui a parlé tout à l'heure mais il n'a rien compris : le langage humain reste trop subtil pour lui.

« Que fait-elle avec le fils du voisin ? Où vont-ils ? Ma mémé va-t-elle revenir ? »

Piqué par sa curiosité naturelle, le chat se décide finalement à suivre sa maîtresse vers une destination inconnue.


Il aime bien ce chemin. Il peut y gambader à toute vitesse, s'arrêter, fouiner dans les buissons et les herbes fines, courser différentes sortes de bestioles. C'est un paradis pour les chats explorateurs. Un escargot traverse sans précipitation le chemin à la recherche d'une feuille verte à grignoter, mais le félin n'en a cure. L'attention du chat se porte plus sur les araignées, les sauterelles, les lézards et les serpents, mais aussi sur les feuilles mortes que l'autan soulève parfois. Les branches des platanes qui bordent le canal oscillent en vagues lentes, libérant à chaque bouffée quelques-unes de ces feuilles qu'elles retenaient encore prisonnières. Car les feuilles, toute l'année, n'espèrent qu'une seule chose : se libérer des branches et prendre leur unique envol, pour tourbillonner dans le vent et découvrir le monde. L'automne est leur libérateur.

Après avoir batifolé un long moment sur son chemin favori, le chat a repris sa quête. Il cherche des yeux les silhouettes des marcheurs, avant de les apercevoir au loin. Ayant quitté le chemin de halage, ces derniers ont atteint un groupe de trois ou quatre personnes, au bord d'un champ. Tous s'affairent autour d'une immense machine, tellement volumineuse qu'elle cache le soleil qui n'est levé que depuis une petite heure. Heureusement, la pluie n'est pas tombée depuis plusieurs jours et le vent a bien séché la terre qui ne colle pas aux pattes. Evariste galope à travers champs en direction de l'attroupement en s'interrogeant à nouveau sur le sens des événements dont il a été témoin depuis le début de la matinée : le fils du voisin qui a failli le renverser, sa mémé qui quitte sa maison avec lui, la promenade au bord du Canal, la machine géante avec tous ces gens autour...

« Qu'est-ce qu'ils fabriquent et quelle est cette machine gigantesque ? »

Curieux et téméraire, il n'hésite pas à s'avancer pour en savoir plus. Un gros ventilateur, des ficelles, une radio, des bombonnes de gaz... Quel attirail ! Il n'est plus qu'à quelques mètres de la machine quand un bruit effrayant et une immense flamme chaude éclatent au milieu du groupe pour un instant. D'un bond, le chat impressionné se protège derrière un sac posé à même le sol, ce sac que la vieille dame avait emporté avec elle. La voix de Jean-Marc se fait entendre. En raison du bruit de la machine, il est presque obligé de crier :

« Il n'y en a plus pour longtemps, madame Delbosc. »

Étonnamment, tous ces préparatifs ne semblent plus intéresser Evariste qui s'est mis à gratter le sac derrière lequel il s'est réfugié. Ce sac l'attire particulièrement : « Ça sent drôlement bon là-dedans, pense-t-il. Il y a certainement quelque chose à manger par là. » Tout en humant autour de lui, il s'insinue subrepticement à l'intérieur du sac et finalement s'y installe confortablement pour se repaître avec délices des quelques curbéléts que l'éclusière y avait rangés. Après quoi, une sieste s'impose dans cet abri improvisé qui, somme toute, le protège à la fois du vent, de l'agitation des hommes et du bruit infernal de la machine...


« Oh ! Madame Delbosc, je crois bien que votre chat sauvage, amateur de liberté, a fait le bon choix ! Voyez : il est juste à vos pieds. »

En effet, le félin repu et reposé vient à peine de pointer ses vibrisses hors du sac de la vieille Pétronille en poussant un faible miaulement interrogateur.

« Hé bien, Évariste, que faisais-tu dans mon sac ?, lui demande la vieille dame en le prenant sans grande difficulté dans ses bras. Regarde un peu autour. Sans le savoir tu es en train de réaliser ton rêve de toujours. Vois comme le ciel est tout proche. »

Le chat n'en croit pas ses pupilles : il n'y a rien que du bleu autour d'eux. L'air, le soleil, quelques nuages floconneux et en contrebas, la terre avec ses champs moissonnés, ses villages endormis, son canal imperturbable : voilà ce qui les entoure. Dans le lointain, le soleil dessine sur le sol l'ombre majestueuse et impalpable de la machine flottante. Étonnamment, en dehors des moments où le jeune homme laisse s'exprimer la fureur du brûleur de la mongolfière, pas un bruit ne se fait entendre, à l'exception peut-être d'un très léger souffle de vent et du bruissement de la toile qui retient la masse d'air chaud au-dessus de leurs têtes. Le jeune homme, la vieille dame et l'animal sont suspendus dans les airs comme une goutte d'eau agrippée à une bulle de savon. Au fond des yeux de la vieille Pétronille, brille l'émerveillement d'une petite fille :


– Regarde Jean-Marc, je crois que c'est mon écluse ! Qu'elle est petite vue d'ici ! ... Et là, c'est bien ta maison, n'est-ce pas ?
– Vous avez raison, Madame Delbosc. D'ailleurs, ce matin il n'y a pas une seule péniche sur le canal. Hé ! regardez de ce côté-ci, un peu en arrière.
– Mais ce sont des moulins blancs ! Comme ils sont grands !
– Comme nous, ils utilisent la force de l'air. Eux pour tourner, nous pour voler...

Pour Évariste, rien ne compte plus maintenant que le ciel. Depuis quelques minutes, il a remarqué une forme brune qui s'approche de l'aérostat à travers les airs. En effet, intrigué par le ballon multicolore, un grand rapace plane dans le vent. Maintenant toute proche, la buse tourne autour de la nacelle, en gardant toutefois ses distances. Le chat émerveillé, qui ne lâche pas le rapace des yeux, se prend alors à rêver...


29 février 2004

FIN de la nouvelle


© Stéphane THIERS
Ce nouvelle a été publiée par l'Association Lecteur du Val en Octobre 2004.
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